Voir le reportage de France 3 du 15 janvier 2020.
Quelques pages d’un manuscrit des années 1920 achetées dans un marché aux puces / © M-C. Lang – France 3 Alsace
Acheté 1 euro dans un vide-grenier, un manuscrit entraîne son « découvreur » dans une enquête passionnante, lui permet de faire de belles rencontres et le révèle à lui-même. Une histoire véridique, plus incroyable qu’un roman.
Par Sabine Pfeiffer Publié le 15/01/2020 à 09:01
Si c’était un scénario de film, on crierait à l’exagération. Trop de hasards, trop de coïncidences. Pourtant, l’histoire liée à ce manuscrit est bien réelle. Elle a été vécue par un enseignant originaire du Sundgau, Jean-Louis Spieser et a peu à peu transformé sa vie. En lui faisant comprendre que ce qu’il aimait par-dessus tout, c’est traduire des récits méconnus pour redonner la parole à des auteurs oubliés.
Une pochette de carton achetée 1 euro
Un beau jour de 2003, lors d’un vide-grenier à Horbourg-Wihr, Jean-Louis Spieser trouve une pochette cartonnée du début du 20e siècle, ornée de jolies arabesques. « J’ai aimé l’image. Je ne savais pas quoi en faire, mais ça me plaisait », se souvient-il. Il l’achète… pour un euro. Il voit bien qu’il y a quelques papiers à l’intérieur, mais pense qu’il s’agit de lettres sans intérêt.
Le motif ornant la pochette en carton / © M-C. Lang – France 3 Alsace
Avant de jeter ces papiers, il y jette un œil. A sa grande surprise, il s’agit d’extraits d’un manuscrit, écrit en allemand par une femme, qui raconte des voyages en Asie. « Un superbe style littéraire, et la description d’un monde inconnu, un voyage dans le Pacifique Sud, au Japon, en Chine, à Bali… Elle parle de poinsettias grands comme des arbres… »
Trois ans d’une enquête digne de Sherlock Holmes
Comprenant qu’il tient entre les mains un document passionnant, Jean-Louis Spieser veut en savoir plus, car le manuscrit n’est ni daté, ni signé. Alors il se lance dans une longue quête. « J’adore chercher. Si je ne comprends pas, je cherche à comprendre », sourit-il. En cette année 2003, Internet lui ouvre déjà de nombreuses portes, et lui permet d’exploiter les rares indices à sa disposition : le nom d’un bateau, l’évocation d’un séjour sur une île du Pacifique et le nom d’un certain Père José.
Jean-Louis Spieser écrit aux missions religieuses rencontrées par l’auteur, aux ambassades allemandes auxquelles elle a dû s’adresser, aux compagnies de navigation qu’elle a dû utiliser. Il entre en contact avec divers spécialistes qui, à leur tour, se passionnent pour ses recherches, et avec lesquels il se lie parfois d’amitié : un archéologue spécialiste de l’Océanie, un professeur australien connaisseur des îles Marshall, l’auteur d’un site répertoriant les voyageurs en Extrême-Orient jusqu’en 1949, un linguiste anglais spécialiste des langues du Pacifique… Trois années de quête tous azimuts, et de nombreuses fausses pistes.
Ilse Jordan en 1929 / © Document remis
Enfin, au printemps 2006, c’est la révélation : la voyageuse-narratrice s’appelle Ilse Jordan. Elle est née à Bischwiller (Bas-Rhin) en 1891, d’un couple allemand reparti Outre-Rhin après la Première guerre mondiale, et décédée en 1988 en Allemagne, à Bad Kissingen au nord de la Bavière. De 1926 à 1931, elle a enseigné l’allemand à Shanghai, et mis ses vacances à profit pour voyager dans divers pays d’Asie et dans le Pacifique Sud. A son retour, elle a publié son compte-rendu de voyage dans un livre paru en Allemagne en 1939, puis réédité en 1949 et en 1987 : « Ferne, blühende Erde » (Terre lointaine et fleurie).
Le livre d’Ilse Jordan réédité en Allemagne en 1949 / © M-C. Lang – France 3 Alsace
Jean-Louis Spieser se procure le livre auprès d’un antiquaire de Fribourg. En le lisant, il constate qu’effectivement, les extraits manuscrits qu’il a en sa possession correspondent mot pour mot à leur version imprimée. Il apprend qu’Ilse Jordan a fait des études de chant et de philologie allemande, romane et anglaise, qu’elle s’est rendue en Chine en transsibérien pour y enseigner à l’école allemande de Shanghai. Et que durant ses congés, elle a voyagé, seule la plupart du temps, à travers la Chine, le Japon, la Micronésie (îles Marshall), mais aussi la Corée, Taïwan et les Indes néerlandaises (Bali et Java).
Passionné par sa lecture, Jean-Louis Spieser n’a qu’un seul regret : « Ne pas pouvoir partager cette découverte avec des non-germanophones. » D’où cette idée de traduire le livre en français. Il parvient à retrouver l’ayant-droit d’Ilse Jordan, qui a préfacé l’édition de 1987 et qui lui donne le feu vert pour une version française. Ensuite, il lui faut « trois années, pour le traduire lentement, page après page. » La traduction est prête en 2009, mais le temps de trouver un éditeur, l’ouvrage ne paraît finalement qu’en 2013, dix ans après la découverte du manuscrit, sous le titre : « Derrière les portes de l’Extrême Orient ».
De belles rencontres et de nouveaux amis
Loin d’isoler Jean-Louis Spieser dans son bureau et devant son ordinateur, ces dix années lui ont ouvert des horizons insoupçonnés, et offert de belles rencontres. Dès ses premières années de quête, un linguiste l’avait mis sur la piste d’une famille Etscheid, établie sur une île de Micronésie. En avançant dans ses recherches, Jean-Louis Spieser comprend qu’il s’agit de la fille et des petits-enfants du couple qui avait accueilli Ilse Jordan en 1931. Ils échangent courriers et mails, et pour finir, la famille Etscheid traverse la loitié du globe pour venir jusqu’en Alsace, à Fréland, chez les Spieser.
La fille de la famille qui a hébergé Ilse Jordan en Micronésie, en compagnie de Jean-Louis Spieser / © Document remis
Mais cette belle histoire ne s’achève pas avec la parution du livre en français, en 2013, car Jean-Louis Spieser n’est pas au bout de ses surprises. L’année suivante, il prévoit de présenter l’ouvrage à Colmar. Mais la veille, il reçoit un coup de fil d’une certaine Elisabeth Gomez qui lui annonce qu’elle possède… le piano d’Ilse Jordan. Elle, qui d’ordinaire ne lit pas le journal, l’a ouvert exceptionnellement ce jour-là, et vu l’entrefilet annonçant sa conférence. Stupéfaite d’y lire le nom d’Ilse Jordan, elle l’a contacté séance tenante.
Une Colmarienne a connu Ilse Jordan
Elisabeth Gomez est la fille d’amis d’Ilse Jordan. « J’étais trop petite pour connaître tous les détails de leur relation, précise-t-elle. Mais je pense qu’en 1931, à son retour de Chine d’où elle avait entretenu une correspondance régulière avec mes parents, elle est venue habiter un certain temps chez eux à Colmar. » Plus tard, durant son enfance, Elisabeth rencontre Ilse « deux ou trois fois. Elle est revenue chez mes parents, et a mangé chez nous. C’était une très belle femme, avec beaucoup de prestance. »
Une poupée et des vases, rapportés par Ilse Jordan de son périple en Asie / © M-C. Lang – France 3 Alsace
Elisabeth ignore pourquoi, avant de partir s’établir en Allemagne, Ilse a laissé à ses parents de nombreux objets rapportés de ses voyages. A leur mort, certains de ces objets ont été volés, ce qui explique pourquoi une partie du manuscrit a ressurgi dans un vide-grenier, pour tomber miraculeusement entre les mains de Jean-Louis Spieser. Mais Elisabeth Gomez a pu en conserver une bonne partie : coffre sculpté en bois de camphrier, pied de lampe extrêmement ouvragé, délicates broderies chinoises en fil de soie, vases, poupée ancienne…
« Je ne voulais surtout pas qu’Ilse et son récit soient oubliés, c’était ma principale préoccupation » Elisabeth Gomez
Elisabeth avait aussi hérité de nombreux exemplaires de la première édition du livre, publié en Allemagne en 1939. « Comme il était écrit en allemand gothique, que la plupart des Alsaciens ont du mal à lire, j’ai voulu remettre ces livres à des personnes encore capables de les apprécier », précise-t-elle. Elle a donc remis tout le stock à une cousine qui vit en Allemagne, pour la charger de les donner à diverses bibliothèques allemandes.
En 2014, lorsque Elisabeth Gomez et Jean-Louis Spieser se rencontrent, ils constatent que chacun de son côté a œuvré pour transmettre à la postérité le souvenir d’Ilse Jordan et de son œuvre, alors qu’aucun des deux ne l’a vraiment connue. Hasard supplémentaire, Elisabeth est la voisine directe d’une amie de Jean-Louis, à qui ce dernier se confiait souvent, entre 2003 à 2006, lorsqu’il ne savait plus comment avancer pour identifier l’auteur de son manuscrit.
La robe de soie d’Ilse Jordan, précieusement conservée par Jean-Louis / © M-C. Lang – France 3 Alsace
Elisabeth Gomez a offert à Jean-Louis Spieser certains des objets ayant appartenu à Ilse Jordan. Dont une robe de soie, noire et blanche. « Un cadeau un peu bizarre, reconnaît-elle. Mais Jean-Louis m’a dit : ‘Jamais je n’aurais pensé que recevoir une robe de femme me ferait autant plaisir.’ «
La date d’une lettre d’Ilse Jordan à sa mère / © M-C. Lang – France 3 Alsace
Elle lui a également donné une ombrelle, ainsi que d’autres notes manuscrites d’Ilse Jordan : son journal de bord durant ses cinq années à Shanghaï. Contrairement au premier manuscrit écrit pour être publié, « ces notes quotidiennes sont moins soignées, précise Jean-Louis Spieser. C’est plus personnel, avec des abréviations, on découvre une Ilse Jordan plus intime dans sa découverte d’une Chine en pleine mutation. » Mais aussi une belle découverte, qu’une fois encore, il a eu envie de partager avec des lecteurs non germanophones. Cette nouvelle traduction paraît en 2017 sous le titre « C’était Shanghai ». « Avec ces écrits, on voyage deux fois : en Chine, mais aussi 80 ans en arrière, dans un monde qui n’existe plus, et c’est passionnant », se réjouit Jean-Louis Spieser.
« Ce manuscrit a changé ma vie » – Jean-Louis Spieser
Entre la parution de ce second livre et la découverte du premier manuscrit, quatorze années se sont écoulées. Des années qui ont fait comprendre à Jean-Louis à quel point il aimait traduire, et rendre la parole à des auteurs germanophones oubliés. Entretemps, il a encore traduit et publié une bonne demi-douzaine d’autres ouvrages de ce type. « J’ai une chance improbable, dit-il avec humour. J’attire les vieux témoignages comme d’autres les chats errants. » Modeste, il se voit comme un simple trait d’union. « En allemand, traduire, « übersetzen » signifie « faire traverser », explique-t-il. Le traducteur fait passer d’une rive à l’autre, puis il s’efface. C’est cela qui me plaît. »